Toutes les histoires d'amour deviennent ennuyeuses, lorsque le temps de la conquête est passé, temps où l'homme, le plus souvent, invente des scénarios pour convaincre la femme de lui céder, et celle-ci, cédant plus au jeu, invente des excuses et des hésitations fantasques pour faire durer le plaisir d'être désirée. Il semble que s'installe lorsque ce temps est passé, insidieusement et progressivement, l'ennui de la relation officielle, où tout est mesuré, organisé où la responsabilité de l'autre remplace l'envie de l'autre.
Adèle n'avait pas l'habitude du couple, en tout cas elle ne s'était jamais donnée cette habitude. Les hommes ne lui ont jamais inspiré confiance au point de vouloir s'attacher. Elle disait que "les livres étaient plus beaux et plus fidèles que les hommes, qu'ils avaient des histoires plus intéressantes à raconter". Alors à l'occasion elle croquait un sans s'attacher, ne répondait que rarement à leurs appels empressés, avec l'excuse que la veille elle était sous Tequila et que ce n'était donc pas elle.
Sa mère avant sa mort lui demandait tout le temps de fonder une famille, Adèle répondait qu'elle y pensait mais en vérité sa décision était prise. Combien de fois n'avait-elle pas surpris sa mère en train de pleurer, disant "Luka pourquoi m'as tu abandonnée, comment y arriverais-je sans toi avec les enfants". Elle était consciente du désarroi de sa mère face à son frère et à elle, elle a trouvé la vie bien injuste en ces moments-là. Comment pourrait-elle fonder une famille et offrir le meilleur à ses enfants si elle n'était donc pas sûre de compter sur la présence d'un mari encore moins sur sa fidélité? Alors sa décision fut prise : elle n'aura pas d'enfants! Comme ça, aucune responsabilité à assumer. Et puis il y avait sa nièce et son neveu dont elle adore s'occuper lorsqu'elle leur rend visite à Mykonos. C'était suffisant pour elle.
Comment s'est elle retrouvée coincée là avec John Arthur Vitus? Elle a certes beaucoup hésité avant d'accepter d'emménager avec lui, abandonnant même ses nombreux livres, mis en cartons et entreposés, mais comment est elle arrivée aussi vite à se réduire à cette vie? Elle ne se l'explique pas. Quand elle avait laissé un message de remerciement sur son répondeur elle n'avait pas espéré qu'il rappelle. C'est vers 10h du soir, allongée dans son lit avec un livre, que son téléphone s'était mis à sonner. Un numéro bizarre.
- Allô? Salut c'est John! - Qui? (Elle avait oublié le nom sur la carte.) - John Arthur Vitus, désolé de vous appeler si tard, je suis actuellement en déplacement à Dubaï, je viens d'avoir votre message sur mon répondeur. Je reviens demain et je vous rappelle Ok? - Ah ok.. pas de problème. - Peut être pourrions nous déjeuner ensemble demain si ça vous tente? - Euh.. bah d'accord... - Envoyez moi votre adresse, j'envoie vous chercher. Je vous laisse dormir. - Je fais ça. Merci beaucoup... à demain
A-t'elle accepté trop vite ce rendez-vous? Que faisait-il à Dubaï? D'ailleurs avec qui? Et elle se mit à rire. Comment pouvait-elle vouloir contrôler avec qui il était, et puis Seigneur que va-t-elle porter demain? Elle ferma immédiatement son livre et entreprit de choisir sa tenue du déjeuner du lendemain..
Le lendemain, vêtue d'une petite robe blanche et de ses ballerines rouges cirées qui s'accordaient avec son vernis à ongles, son collier en or et la médaille de rubis avec les boucles d'oreilles assorties, elle est sortie de chez elle dès que son téléphone a sonné et qu'un certain Angelo lui eut dit être le chauffeur de Monsieur Vitus et qu'il était à une minute de chez elle. Un air d'accent italien emprunté le chauffeur, se dit Adèle pensant un moment à combien l'univers de John était coloré.
Casquette vissée sur le crâne, moustache, Rayban, costume avec des boutons dorés au volant d'une Mercedes classe E, Angelo s'immobilisa et sortit ouvrir la portière à Adèle qui en fut même gênée. C'est quoi tout ce cirque se dit elle dans sa tête en s'installant. Elle avait l'air de rêver, d'être un personnage d'une fiction. Et quand Angelo appuya sur un bouton et qu'elle entendit les premières notes de Casta Diva de l'opéra Norma de Vincenzo Bellini, elle sourit, ça commençait à lui plaire tout ce cirque se dit-elle. Le temps d'arriver au restaurant, elle eût le temps d'écouter Canto della Terra d'Andrea Bocelli, puis Che vuole questa musica stasera de Peppino Gagliardi. C'est drôle se dit elle, pas plus tard qu'en début de semaine elle parlait de ces morceaux et d'autres sur son compte Twitter, relevant la chaleur des notes et la place importante laissée au lyrisme et au pouvoir de la voix dans les chansons latines. Bizarre. Mais le plus bizarre devait suivre.
Arrivés au restaurant, elle descendit de la voiture que lui ouvrit un valet, et se retournant pour remercier Angelo avant de s'avancer dans le hall d'accueil, surprise! celui-ci enlevait sa casquette, sa veste aux boutons dorés, puis sa moustache, et finalement ses lunettes de soleil, c'était John, riant de l'air interloqué d'Adèle. Elle se prit le front dans sa main droite secouant la tête lorsque celui-ci le rejoignit, devant l'air amusé du voiturier et du portier. il s'était grimé en chauffeur pour venir la chercher, elle n'en revenait pas. En s'installant à une table dans un coin de la salle il lui dit qu'il s'était retenu pendant tout le trajet de pouffer de rire tellement il s'amusait à faire semblant de lisser sa moustache alors qu'en vérité celle-ci se décollait. Monsieur Vitus vous n'êtes pas sérieux, répliqua-t-elle amusée. Il lui demanda de se tutoyer et ils passèrent du temps à parler comme de vieux amis pendant toute l'après-midi. Il était curieux de savoir pourquoi Adèle avait choisi d'enseigner les sciences politiques alors qu'elle semblait une femme simple et discrète, d'autres questions sur des thèmes qui le préoccupaient surtout à propos de l'Union Européenne. Elle eut également le temps de l'admirer lorsqu'il parlait de ses voyages, des villes qu'il avait visitées, de son séjour aux États Unis. Aucun des deux ne virent le temps passer, jusqu'au moment où une serveuse timide vint leur demander s'ils voulaient prendre autre chose, qu'elle aurait dû finir depuis plus d'une heure mais qu'elle était contente de les servir.
Ce jour-là, premier rendez-vous, Adèle s'était dite que celui-ci était différent. il était joueur, intelligent et drôle. le temps passait moins vite avec lui. Elle trouva plusieurs rendez-vous plus tard, qu'en effet, elle pouvait lui faire une place dans sa vie. Ce qu'elle fit, une concession après l'autre. Le piège d'une relation exagérément conventionnelle venait ainsi de se refermer sur elle. Combien sont ces couples que l'apparence présente comme un "ultimate goal"? Combien sont ces gens qui envient les gens "heureux" parce qu'en couverture, ils semblent être si bien, alors que nul ne sait au fond d'eux la peine larvée dans laquelle baignent leurs coeurs? Beaucoup ont choisi la prétention à l'être, l'illusion à la réalité. Beaucoup ont préféré tuer un véritable amour parfois si intense qu'il est douloureux à porter, pour la tranquillité d'un foyer où ils savent qu'ils ne sont que de simples visiteurs, coincés dans l'engagement pris, pire, enfermés tête baissée dans la préservation de l'irréalité. Il y a ceux qui ne vivent pas ensemble, mais sont liés par un véritable amour, celui qui transcende tout, et il y a ceux qui sont cul et chemise, mais un abîme de solitude les sépare. En acceptant de se projeter dans une relation féérique avec LE John Arthur Vitus, Adèle de concession en concession s'est progressivement effacée, puis s'est perdue. Elle qui était vie, la voici vide. Tout était parfait, mais elle n'était pas faite pour ça. On aime avec le coeur, et la ligne du coeur n'est pas parfaite, elle va de haut en bas et lorsqu'elle est droite et lisse , il n'y a plus de coeur, il n'y a plus de vie, tout est fini.
Notre vieille terre est une étoile, où toi aussi tu brilles un peu, je viens te chanter la ballade des gens heureux, je viens te chanter la ballade des gens heureux.
A suivre.